UNIVERSITÉ DE HANOI
DÉPARTEMENT D’ÉTUDES POST-UNIVERSITAIRES
ÉTUDE CONTRASTIVE DE LA
TEMPORALITÉ EN FRANÇAIS ET EN
VIETNAMIEN
Application de l’approche pragmatico-sémantique
THÈSE
Présentée par NGUYEN Duc Nam
Sous la direction du Professeur VU Van Dai
en vue de l’obtention du grade de Docteur en linguistique
Hanoi, 2014
2
Remerciements
Mes remerciements vont d’abord au professeur Vũ Văn Đại qui a
accepté de diriger mon travail de recherche. Je le remercie pour sa
pa
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tience ainsi que pour ses conseils me permettant de mener à bien cette
recherche dont l’élaboration est plus longue que d’habitude en raison de
mes occupations professionnelles. Sans lui, je n’arriverais pas à la finir.
Je tiens ensuite à remercier mes parents et mes proches pour
m’avoir soutenu moralement et physiquement dans la préparation de
cette thèse. Sans eux, je ne pourrais pas l’achever.
3
Attestation sur l’honneur
J’atteste sur l’honneur que cette thèse a été élaborée par moi-
même et que les données et les résultats présentés sont exacts et
n’ont jamais été publiés ailleurs.
Nguyen Duc Nam
1
Table des matières
Table des matières 1
Liste des figures 5
Liste des tableaux 6
Abréviations 8
Introduction 9
1. Justification de l’étude 9
2. État actuel des recherches 11
3. Questions de recherche 15
4. Objectifs et délimitation de l’étude 15
5. Structure de la thèse 17
6. Méthodologie de recherche 18
Première partie Cadre théorique 22
Chapitre 1 Question du temps 23
1.1 Conceptions du temps d’après Reichenbach (1947), Co Vet (1980) et
Comrie (1985) 23
1.2 Conception du temps d'après Klein(1994) 31
1.3 Nature de l’intervalle d’assertion 33
1.4 Détermination de l’intervalle d’assertion 35
1.5 Bilan du chapitre 37
Chapitre 2 Aspect 38
2.1 Aspect lexical 38
2.2 Aspect grammatical 43
2.3 Relations entre l'aspect lexical et l'aspect grammatical 46
2.4 Bilan du chapitre 47
2
Conclusion de la première partie 48
Deuxième partie Analyse de la temporalité en français 50
Chapitre 3 Analyse des formes verbales de l’indicatif 52
3.1 Présent indicatif 52
3.2 Passé simple 57
3.3 Imparfait 59
3.4 Futur simple 63
3.5 Passé composé 64
3.6 Plus-que-parfait 66
3.7 Passé antérieur 68
3.8 Futur antérieur 68
3.9 Bilan du chapitre 69
Chapitre 4 Analyse du corpus 71
4.1 Description du corpus 71
4.2 Présent de l’indicatif 77
4.3 Imparfait 80
4.4 Passé simple 81
4.5 Passé composé. 82
4.6 Plus -que –parfait 84
4.7 Futur simple 85
4.8 Bilan du chapitre 85
Conclusion de la deuxième partie 87
Troisième partie Analyse de la temporalité en vietnamien 89
Chapitre 5 État de lieu des recherches sur la temporalité en vietnamien 90
5.1 Première tendance : absence des moyens de représentation du temps et
de l’aspect en vietnamien 91
5.2 Deuxième tendance : présence des moyens de représentation du temps en
vietnamien 92
5.3 Troisième tendance : Présence des moyens de représentation de l'aspect
en vietnamien 94
3
5.4 Quatrième tendance : Présence des moyens de représentation du temps et
de l'aspect en vietnamien 94
5.5 Revue des études contrastives sur la temporalité en vietnamien et en
d'autres langues 95
5.6 Remarques sur les études précédentes 101
5.7 Bilan du chapitre 105
Chapitre 6 Valeurs des marqueurs «đã », « đang», « sẽ » et absence des marqueurs 106
6.1 Marqueur «đã » 106
6.2 Marqueur «đang» 113
6.3 Marqueurs « sẽ» 118
6.4 Absence des marqueurs. 120
6.5 Bilan du chapitre 122
Chapitre 7 Analyse du corpus en vietnamien 123
7.1 Description du corpus 123
7.2 Résultats préliminaires de l’analyse quantitative 124
7.3 Marqueur « đã » 129
7.4 Groupe « đã từng ». 130
7.5 Marqueur « đang » 131
7.6 Marqueur « sẽ» 132
7.7 Absence des marqueurs 133
7.8 Bilan du chapitre 135
Quatrième partie Analyse contrastive des systèmes de représentation temporelle et
aspectuelle des deux langues 136
1. Objectifs de cette analyse 136
2. Méthodologie d’analyse contrastive 137
Chapitre 8 Analyse contrastive des deux systèmes de représentation temporelle et
aspectuelle en français et en vietnamien 139
8.1 Différences de représentation temporelle 139
8.2 Différences de représentation de l’aspect grammatical 142
8.3 Moyens de représentation temporelle et aspectuelle 143
4
8.4 Bilan du chapitre 144
Chapitre 9 Analyse du corpus vietnamien- français 145
9.1 Présentation des corpus et paramètres d’analyse 145
9.2 Analyse des corpus vietnamien-français 145
9.3 Analyse des corpus français-vietnamien 150
9.4 Bilan du chapitre 155
Conclusion de la quatrième partie 156
Conclusion générale 158
Bibliographie 166
1. Ouvrages en français et en anglais 166
2. Ouvrages en vietnamien 169
3. Corpus 170
Annexe 171
5
Liste des figures
Figure 1 : Système de Co Vet .............................................................................................. 27
Figure 2: Aspect prospectif .................................................................................................. 45
Figure 3 : Aspect rétrospectif ............................................................................................... 45
Figure 4 : Aspect imperfectif ............................................................................................... 45
Figure 5 : Aspect perfectif ................................................................................................... 46
Figure 6 : Aspect aoristique ................................................................................................. 46
6
Liste des tableaux
Tableau 1 : Système de Reichenbach .................................................................................. 24
Tableau 2 : Catégorisation des procès d'après Vendler ....................................................... 39
Tableau 3 : Autres possibilités ............................................................................................. 39
Tableau 4 : Modification du système de Vendler ................................................................ 42
Tableau 5 : Catégorisation des procès d'après M.B. Olsen .................................................. 42
Tableau 6 : Récapitulation des valeurs temporelles et aspectuelles des formes verbales en
français ......................................................................................................................... 70
Tableau 7 : Grille d’analyse de la temporalité en français .................................................. 72
Tableau 8 : Répartition des catégories de procès ................................................................. 73
Tableau 9 : Répartition des formes verbales dans le corpus. ............................................... 73
Tableau 10 : Répartition des échantillons suivant les catégories de textes. ........................ 73
Tableau 11 : Répartition des échantillons suivant les catégories de proposition. ................ 74
Tableau 12 : Répartition des formes verbales en fonction des catégories de procès ........... 74
Tableau 13 : Répartition des formes verbales en fonction des valeurs temporelles. ........... 74
Tableau 14 : Répartition des formes verbales en fonction de leurs valeurs aspectuelles ... 75
Tableau 15 : Répartition des formes verbales en fonction de leurs interprétations ............. 75
Tableau 16 : Répartition des valeurs temporelles et aspectuelles du passé composé .......... 84
Tableau 17 : Répartition des marqueurs suivant les genres de texte (statistiques faites par
Nguyen Kim Than) .................................................................................................... 120
Tableau 18 : Répartition des échantillons par types de texte ............................................. 124
Tableau 19 : Répartition des marqueurs suivant les types de texte. .................................. 124
Tableau 20 : Répartition par types de proposition ............................................................. 125
Tableau 21 : Taux d’absence des marqueurs suivant les types de proposition .................. 125
Tableau 22 : Répartition des types de procès .................................................................... 126
Tableau 23 : Répartition des marqueurs par types de procès ............................................ 126
Tableau 24 : Répartition des circonstanciels de temps ...................................................... 126
Tableau 25 : Répartition des circonstanciels de temps par types de texte ......................... 126
Tableau 26 : Répartition des circonstanciels de temps par marqueurs .............................. 127
Tableau 27 : Répartition des marqueurs préverbaux ......................................................... 127
Tableau 28 : Répartition des valeurs temporelles des marqueurs préverbaux ................... 127
7
Tableau 29 : Répartition des marqueurs par valeurs aspectuelles ..................................... 127
Tableau 30 : Répartition des emplois des marqueurs par interprétations ......................... 128
Tableau 31 : Répartition des procès sans marqueurs suivant leurs valeurs temporelles .. 134
Tableau 32 : Répartition des procès sans marqueurs suivant leurs valeurs aspectuelles .. 134
Tableau 33 : Répartition des procès sans marqueurs suivant leurs interprétations
temporelles ................................................................................................................. 134
Tableau 34: Correspondance entre les marqueurs préverbaux en vietnamien et les formes
de l’indicatif en français ............................................................................................ 146
Tableau 35 : Répartition des formes verbales correspondant au « đã » par types de procès
................................................................................................................................... 146
Tableau 36 : Répartition les formes correspondant aux échantillons sans marqueurs en
vietnamien suivant les types de procès ...................................................................... 149
Tableau 37 : Correspondants des formes verbales de l’indicatif français aux marqueurs
vietnamiens ................................................................................................................ 150
Tableau 38 : Répartition des marqueurs vietnamiens suivant les types de procès des
échantillons source en français .................................................................................. 151
8
Abréviations
Signe Valeur ou interprétations
S Temps de l’énonciation d’après Reichenbach, Comrie
R Temps de référence d’après Reichenbach, Comrie
E Temps de l’événement d’après Reichenbach, Comrie
IE Intervalle de l’énonciation d’après Klein
IA Intervalle d’assertion d’après Klein
IP Intervalle du procès d’après Klein
= Relation de coïncidence
< Relation d’antériorité
> Relation de postériorité
∩ Relation d’intersection
<Lettres en
majuscule >
Représentation du procès lexical
------------ Ligne de temps
+++++++++ Représentation du temps dans lequel le procès prend place
[ ] Représentation du temps de l’intervalle d’assertion
--------------
++++++++++
Représentation de la structure temporelle du procès de type deux
états dont celui de source et celui de cible
9
Introduction
1. Justification de l’étude
Avec l’espace, le temps fait partie des traits inhérents de la communication entre les
êtres humains. Un message émis contient toujours des informations permettant de préciser
les caractéristiques temporelles de la situation en question. Dans le cas contraire, en
absence des informations temporelles, le message risque d’être incompréhensible. Ce
phénomène est expliqué par le fait que toute existence ne l’est que dans le temps et dans
l’espace et que le monde et ses changements ne sont perceptibles par l’homme qu’en étant
mis dans ces deux dimensions. Il est donc impossible de se faire comprendre si l’on veut
parler d’un fait sans indiquer quand ni où il prend place et comment il se déroule.
Les données temporelles sont encodées d’après un mécanisme très complexe. Il
implique plusieurs éléments lexicaux et/ou grammaticaux. On peut en mentionner entre
autres, le verbe et ses compléments, la morphologie verbale (pour les langues qui n’ont pas
de formes verbales, il s’agit des particules, des suffixes verbaux1), les circonstanciels
temporels dont les adverbes de temps
2
. Ces éléments vont se combiner dans un énoncé
d’après les règles bien définies et propres à chaque langue. Il est à remarquer qu’ils
entretiennent une relation interactionnelle entre eux et que l’un contraint l’interprétation de
l’autre et vice versa ainsi que celle de l’ensemble. Pour décoder les données temporelles
d’un énoncé particulier, l’auditeur (ou le lecteur en cas d’un document écrit) doit tenir
compte, d’une part, de la valeur sémantique de chaque élément en relation avec son
entourage et d’autre part des facteurs contextuels. Ces derniers imposent certaines
contraintes dans l’interprétation temporelle de l’énoncé.
C’est en raison de sa complexité que dès l’antiquité, la temporalité des langues a
fait l’objet d’étude de tant de savants dont Aristote. Ce dernier mentionne la présence et
l’utilisation des formes verbales servant à indiquer le moment où a lieu la situation décrite.
Cependant, ce savant n’arrive pas à expliquer pourquoi le grec ancien a besoin de plus de
trois formes verbales tandis que le temps se décline en trois dimensions, à savoir le passé,
1
La question des particules et des suffixes verbales sera développée dans notre travail portant sur la
temporalité en vietnamien.
2
On peut voir les relations interphrastiques, les relations de cause et de conséquences dans une autre
étude.
10
le présent, le futur et que chaque forme verbale sert à représenter une dimension ou un
temps. La même question peut se poser pour le français. Pour représenter le passé, cette
langue a six formes verbales dont le passé récent, le passé composé, le passé simple,
l’imparfait, le plus-que-parfait, le passé antérieur sans compter le passé surcomposé qui
n’est plus d’'emploi courant.
Outre la question sur la nature des formes verbales, les chercheurs doivent faire
face à d’autres non moins difficiles. Pour le français, pourquoi accepte-t-on facilement
l’énoncé « On a trouvé la clé » tandis que celui de « on trouvait la clé » demande un
contexte particulier pour être grammaticalement correct ? Ou pourquoi peut-on dire « le
livre est en français » et non pas « le livre a été en français » ? Pour le vietnamien, quelle
est la raison pour laquelle les énoncés tels que « Cô ấy đã trẻ » ou « Bạn ấy đang hiểu vấn
đề » sont réfutés ou mis en doute par les Vietnamiens. D’autres questions peuvent se poser
si on compare le français avec le vietnamien. En français, les informations temporelles et
aspectuelles de l’action décrite par un énoncé sont représentées essentiellement et
obligatoirement par les formes verbales. Par contre, les mots comme «đã », « đang »,
« sẽ » qualifiés comme marqueurs de temps en vietnamien ont un usage qui semble non
obligatoire. Les deux énoncés « tôi ăn cơm » et « tôi đang ăn cơm » ont souvent la même
traduction en français « je mange du riz».
De plus, la détermination de leur valeur reste encore non résolue par les linguistes.
Donc, quelles sont les divergences et les convergences entre les systèmes de représentation
temporelle et aspectuelle de ces deux langues? Pour y répondre, dans le cadre de cette
thèse, nous ferons une analyse contrastive de ces deux systèmes. Notre travail se limite à
l’étude des formes verbales du mode indicatif en français et les marqueurs préverbaux en
vietnamien.
Nous espérons que les résultats de notre travail pourraient contribuer à une
présentation plus claire et plus opératoire du mécanisme d’encodage des informations
temporelles en français et en vietnamien. Et par ce fait, nous pouvons réduire des
difficultés et rendre plus facile l’apprentissage du français chez les apprenants vietnamiens.
Dans ce qui suit, nous ferons une brève description des questions d’ordre théorique qui
intéressent jusqu’à présent les linguistes ainsi que ceux avec des conceptions dites
traditionnelles. À partir de là, nous présenterons aussi nos objectifs et notre méthodologie
de recherche pour les atteindre.
11
2. État actuel des recherches
De l’époque d’Aristote jusqu’à maintenant, d’innombrables recherches ont été
réalisées dans le but de comprendre le mécanisme d’encodage des informations
temporelles des langues naturelles. Elles visent essentiellement à répondre à deux
questions principales, à savoir : « Comment peut-on décrire la localisation de la situation
décrite à l’énoncé sur l’axe temporel ?» (Question relative à la notion du temps) et
« Comment l’organisation temporelle interne de la situation est-elle décrite ?» (Question
relative à l’aspect)3.
Dans leurs travaux sur la temporalité dans les langues, les linguistes se sont mis
d’accord pour dire que la localisation d’un intervalle sur l’axe du temps doit se faire à
l’aide d’un autre servant de référence. Ce dernier peut être soit celui de l’énonciation, soit
celui d’un événement bien défini par les interlocuteurs. Dans le deuxième cas, il peut s’agir
d’un fait culturellement connu tel que la naissance de Jésus Christ (localisation par
calendrier) ou bien d’une situation déterminée par le contexte (localisation par les
relations anaphoriques temporelles).
Pour positionner un intervalle sur l’axe temporel, les langues ont deux moyens
explicites qui sont les moyens lexicaux et grammaticaux. Les premiers comprennent les
mots, les adverbes, les circonstanciels de temps comme il y a deux jours, l’année dernière,
quand je suis entré... Les deuxièmes sont les marques d’une utilisation systématique et
obligatoire. Dans la plupart des cas, ces marques sont portées par la morphologie verbale.
Les oppositions entre entra/entrera en français ou did /will do en anglais en sont des
exemples.
Les linguistes tels que Reichenbach (1947), Comrie (1976, 1985) ou Co Vet (1980)
ont conclu que le temps concerne la représentation des relations temporelles de la situation
de l’énoncé avec le point de référence. En fonction de la nature du point de référence, les
temps verbaux sont divisés en temps absolus et temps relatifs. Nous avons affaire aux
temps absolus si le point de référence (R) est le moment de l’énonciation (S). Dans le cas
contraire, il s’agit des temps relatifs.
Pour la deuxième question concernant l’aspect, les linguistes distinguent l’aspect
lexical de l’aspect grammatical. Le premier concerne les caractéristiques temporelles
3
Ces deux questions sont soulevées par Gustave. Guillaume (1929)
12
inhérentes à la représentation sémantique formées à partir de l’ensemble d’éléments
linguistiques décrivant la situation-concept. Cette représentation sémantique est appelée
dorénavant le procès. Dans notre travail, ce dernier est mis entre les parenthèses () et
écrit en majuscule. Les linguistes distinguent six caractéristiques temporelles internes du
procès qui sont : télique/non télique, dynamique/non dynamique et durative/non durative.
L’aspect grammatical est défini comme les caractéristiques temporelles de
l’occurrence concrète du procès en question. Avec la morphologie verbale, les adverbes,
les périphrases, les particules, les affixes un procès peut être décrit par une multitude
d’aspects comme
imminent :
(1) Il est sur le point de parler
ou répétitif :
(2) (À ce temps-là), il racontait souvent son histoire
ou en cours (imperfectif) :
(3) Il travaille
ou achevé (perfectif) :
(4) Il a mangé sa part.
Suivant les investigations linguistiques, l’imperfectif et le perfectif sont les deux
aspects les plus saillants. Presque toutes les langues ont des moyens particuliers pour
représenter ces informations.
Les linguistes insistent sur la différence entre le temps et l’aspect grammatical. En
fait, le temps représente les relations temporelles entre le point du procès (E) et le point de
référence. Ces relations comprennent l’antériorité, la postériorité, la simultanéité.
Autrement dit, le temps est DÉICTIQUE. Par contre, le choix des aspects grammaticaux
est totalement indépendant de la position du procès sur l’axe temporel. En d’autres termes,
l’aspect grammatical est NON DÉICTIQUE.
Concernant l’aspect lexical, en se basant sur trois oppositions de caractéristiques
qui sont télique/ non télique (atélique) ; dynamique/ non dynamique (statique) ; duratif/
non duratif (ponctuel), Z. Vendler (1967 ) a divisé les procès en quatre catégories : état,
activité, accomplissement, achèvement (réalisation instantanée).
13
Les définitions du temps, de l’aspect lexical et de l’aspect grammatical ainsi que la
conception de temps présentées ci-dessus forment souvent la base théorique des études sur
la temporalité des langues comme le français et le vietnamien. Pour le français, les
conclusions sont assez unanimes. Les linguistes se sont mis d’accord que les formes
verbales de l’indicatif en français servent à représenter à la fois les valeurs temporelles et
les valeurs aspectuelles. Par exemple : la forme de l’imparfait marque le temps du passé et
l’aspect grammatical de l’imperfectif, la forme du présent de l’indicatif sert à marquer
essentiellement le temps du présent et l’aspect de l’imperfectif.4
Cependant, ces théories sont contestées sur plusieurs points. En premier lieu, la
définition du temps (temps linguistique) comme les relations entre le point du procès décrit
(E) et le point de référence (soit celui de l’énonciation (S), soit celui défini suivant le
contexte) est remise en cause. Suivant cette définition, les temps verbaux français comme
l’imparfait, le passé composé sont des temps absolus du passé. Ces formes verbales
servent donc à représenter l’antériorité du E par rapport au S. En leur présence, le procès
est interprété comme ayant lieu avant le moment de l’énonciation. La situation décrite par
le procès de l’énoncé (5) ci-dessous :
(5) Quand je suis entré, il travaillait dans le jardin.
devrait être interprétée comme prenant fin avant le moment de l’énonciation. Cependant,
cette interprétation n’est pas la seule. Le procès peut durer et inclure le S car on peut
toujours ajouter « il y travaille toujours ».
La distinction entre les temps absolus et les temps relatifs est aussi un des sujets de
discussion. Est-elle bien justifiée dans l’exemple suivant ?
(6) Elle naîtra, fera de bonnes études, s’occupera de la politique et évitera la
troisième guerre mondiale. On dira après sa mort qu’elle fut une héroïne.
(7) Dans 20 ans, on comprendra que Robert Kennedy fut un homme politique plus
important que son frère
5
.
4
Nous ferons une étude plus détaillée des formes verbales de l’indicatif en français dans la partie
portant sur la temporalité en français.
5
Les deux exemples (6) et (7) sont repris de C. Vetters (1996). D’après ce linguiste, le procès
a lieu avant le procès . C’est en insistant sur cette relation que
le locuteur a choisi le temps du passé. La même explication peut être appliquée pour l’exemple (7).
14
Suivant le contexte, les procès et <ROBERT
KENNEDY ÊTRE UN HOMME POLITIQUE PLUS IMPORTANT QUE SON FRÈRE>
devraient avoir lieu après l’énonciation. La forme verbale choisie devrait être le futur
simple : « on dira après sa mort qu’elle sera une héroïne ». Par contre, le locuteur a choisi
le passé simple. Pour l’aspect grammatical, plusieurs linguistes contestent qu’il représente
les différentes modes de présentation du procès indépendamment de sa relation avec un
autre point sur l’axe temporel. Ainsi, l’énoncé «Il travaillait » marque-t-il l’aspect
imperfectif. En choisissant l’imparfait, le locuteur présente le procès comme en cours. En
fait, pour juger donc un procès en cours ou terminé, il faut le mettre en comparaison avec
un autre moment servant de repère.
La catégorisation des procès proposés par Vendler (op.cit.) est aussi critiquée pour
ne pas rendre compte du fait qu’un procès peut changer de caractéristiques temporelles en
fonction du contexte ou des éléments lexicaux entourant le verbe. Les procès tels que
de l’énoncé (8) ci-dessous sont, par conséquent, qualifiés de non
téliques
(8) Elle court.
Pourtant, le fait de préciser le parcours par l’ajout du complément « un km » rend ce procès
télique. Le même résultat est constaté s’il s’agit d’un contexte énonciatif d’un fait habituel.
Par rapport au français, les études sur la temporalité en vietnamien sont très
limitées. De plus, les auteurs de ces recherches ne sont pas du même avis, mais souvent
opposées. La détermination des moyens de représentation temporelle et aspectuelle ainsi
que la nature et la valeur des moyens de représentation temporelles en vietnamien reste
ainsi encore ouverte. Néanmoins, les linguistes sont unanimes à reconnaître que les mots
comme « đã », « sẽ », « đang », « rồi »...ont des valeurs temporelles. Cependant, une autre
question se pose, s’agit-il des mots grammaticaux ou des moyens lexicaux ? En fait,
l’emploi de ces mots est assez compliqué. Dans certains cas, il est optionnel comme « Cô
ấy mệt »/ « Cô ấy đang mệt ». Le mot « đang » dans l’énoncé « Cô ấy đang mệt » a plutôt
la valeur emphatique que celle d’expression temporelle. Par contre, dans certains cas, les
marqueurs sont obligatoires comme « Khi tôi đến, anh ấy đã đi rồi ».
Les conclusions sur les valeurs des marqueurs constituent un autre sujet de
recherche. En effet, pour certains linguistes, les mots comme « đã », « đang », « sẽ »
servent à marquer les différences temporelles. Le mot « đã » marque le passé, « đang » le
15
présent et « sẽ » le futur. Par contre, d’autres chercheurs soutiennent l’hypothèse des
marqueurs aspectuels. Pour ces derniers, ces trois mots représentent respectivement les
aspects perfectif, imperfectif et le prospectif.
Une autre limite des études précédentes sur la temporalité est leur méthodologie de
travail. En effet, ces linguistes s’intéressant à cette problématique se contentent souvent
des exemples concrets repris hors du contexte ou fabriqués par eux-mêmes alors qu’il vaut
mieux vérifier leurs conclusions par une analyse du corpus.
3. Questions de recherche
À partir de nos remarques susmentionnées relatives aux recherches existantes sur la
temporalité en français et en vietnamien, nous nous posons les questions suivantes :
(1)Quel est le mécanisme de représentation temporelle et aspectuelle en français
et en vietnamien ?
(2) Quelles sont les divergences et les convergences de ces deux systèmes en
matière de représentation temporelle et aspectuelle ?
4. Objectifs et délimitation de l’étude
Dans le cadre de ce travail, notre objectif est d’étudier la temporalité en français et
en vietnamien et d’en faire la comparaison pour en tirer des observations et remarques
pertinentes afin de proposer des traitements optimaux à chaque cas. Cependant, nous
sommes conscient que ce sujet d’étude couvrira un champ de travail très vaste car les
informations temporelles d’une langue sont représentées par la combinaison de divers
moyens linguistiques dont les modes verbaux, les formes verbales, les suffixes, les préfixes
(les particules préverbales, en cas de langues non flexionnelles comme le vietnamien, le
chinois), les circonstanciels temporels, etc. Ces moyens se combinent d’après des
mécanismes bien spécifiques de chaque langue qui définissent la compatibilité entre les
éléments ainsi que leurs interprétations. Considérons l’exemple (9) en français et sa
traduction en vietnamien (10).
(9) *Il travaillait dans le jardin en deux heures
(10) *Anh ấy đang làm việc trong vườn trong vòng hai giờ
Nous voyons que le procès télique marqué par « en deux heures » ou « trong vòng hai giờ»
est incompatible avec la forme verbale de l’imparfait et le marqueur « đang » en
vietnamien.
16
De plus, les relations interphrastiques et les informations énonciatives participent
aussi à la représentation et à l’interprétation temporelle. L’exemple suivant confirme
encore une fois ces constatations :
(11) Paul a fait tomber la bouteille de la table. Elle est cassée en plusieurs
pièces
(12) Paul écrit. (Bien qu’au moment de l’énonciation, Paul soit en train de
parler avec quelqu’un d’autre.)
Pour l’exemple (11), nous comprenons que le procès « la bouteille est cassée en
plusieurs pièces » est la conséquence de l’action « Pierre a fait tomber la bouteille » et
qu’il a lieu après l’action accomplie par Pierre. L’énoncé (12) est accepté lorsque Pierre est
écrivain. Il vit de son plume.
En raison de la complexité du sujet de travail, nous sommes obligés d’en fixer des
limites. Par conséquent, concernant la temporalité en français, nous travaillons
essentiellement sur les formes verbales de l’indicatif. Notre choix est expliqué par le fait
que l’indicatif représente la majorité des énoncés. Toutefois, nous ne réfutons pas la valeur
temporelle des autres modes verbaux tels que le conditionnel ou le subjonctif. En effet,
l’emploi du conditionnel en tant que marqueur du futur ou le futur antérieur dans le passé
des exemples ci-dessous en sont des preuves.
(13) Sara a appris hier que son frère l'accompagnerait chez ses parents
(14) Martine croyait que Frédéric serait parti du bureau à cette heure
Cependant, dans ces deux exemples précités, la valeur modale de probabilité a une
fonction plus prépondérante que la valeur temporelle.
Pour le français, nous proposerons ainsi de faire une description des valeurs
temporelles, aspectuelles des formes verbales de l’indicatif et de prévoir leur
interprétations dérivées lors de leurs combinaisons avec différents types de procès, des
catégories de circonstanciels de temps ainsi que des variations contextuelles. Ces variations
peuvent être des informations contextuelles ou d...ions entre le point du procès
(E) et le point de l’énonciation (S) ou un autre point défini suivant le contexte (R).
L’exemple (32) ci-dessous est un de multiple contre- exemples.
(32) Où est Jean. ?
Je ne sais pas. Il était dans le jardin quand je suis sorti.
D’après Comrie, l’imparfait fait partie des temps absolus. Il sert à représenter
l’antériorité du procès (E) par rapport au moment de l’énonciation (S) : le procès <Il ÊTRE
DANS LE JARDIN> doit finir avant le moment de l’énonciation. Cependant, il est évident
que ce n’est pas l’intention du locuteur. Par cet énoncé, il veut simplement constater : à sa
sortie, il a vu Jean dans le jardin. Mais il n’est pas sûr si Jean y est encore ou pas. Il en est
de même pour l’exemple (33):
(33) Ils ont trouvé Jean dans sa chambre. Il était déjà mort.
Un homme qui est mort l’est pour toujours. Alors que le procès -
E doit en principe durer et inclure l’énonciation (S). La forme verbale appropriée devrait
être le présent de l’indicatif. Pourtant, à sa place, le locuteur a choisi l’imparfait. Mais si
l’on demande l’avis de tout francophone natif, cet énoncé est grammaticalement correct et
approprié au contexte donné.
De même dans l’exemple suivant :
(34) Seriez-vous ici à 8 h ce soir ?
-Oui, à cette heure-là, je serai ici.
31
À la réponse, le locuteur sait qu’il ne fera aucun déplacement jusqu’à 8 h. Le procès <JE
ÊTRE ICI> dure et inclut donc le S. La forme verbale choisie devrait être le présent de
l’indicatif au lieu du futur simple.
Passons à un autre exemple avec le conditionnel passé.
(35) Pierre disait (R) que lundi, Paul aurait terminé son travail (E) depuis
longtemps.
Suivant Comrie (op.cit.), le conditionnel passé est un temps relatif. Il marque la
postériorité du E par rapport au R. Cependant, il ne s’agit que d’une interprétation possible
de cet exemple. En fait, ce dernier peut être toujours utilisé si d’après le contexte, le procès
a lieu avant que Pierre le dise. Le conditionnel
passé ne marque pas l’antériorité du E par rapport à la référence.
En résumé, après avoir étudié les théories de Reichenbach (1947), de Co Vet
(1980) et de Comrie (1985), nous arrivons à conclure que le système temporel représenté
par les formes verbales comprend trois points dont le point de l’énonciation (S ), le point
de procès (E) et le point d’assertion (R).
Les temps absolus ne représentent pas toujours les relations entre le E et le S. Les
temps relatifs ne représentent pas toujours celles entre le E et le R. En fin, le S (point de
l’énonciation) et le R (point défini suivant le contexte) sont présents dans les relations
temporelles représentées par les temps verbaux.
De ces constatations, nous émettons des hypothèses dont La première est que dans
les relations temporelles, il faut remplacer le E par un autre point. Et comme nous avons
opté au début pour un système avec des intervalles et non pas avec des points, cette
hypothèse peut être reformulée comme suit : il faut remplacer l’intervalle du procès (IP)
par un autre intervalle choisi par le locuteur pour asserter le procès. Cet intervalle appelé
l’IA (intervalle d’assertion du procès). La deuxième est que les temps absolus représentent
les relations entre l’IA et l’IE et les temps relatifs celles entre l’IA du procès et celui d’un
autre procès.
1.2 Conception du temps d'après Klein(1994)
Dans la partie précédente, avec des exemples simples, nous avons montré que les
temps verbaux absolus et relatifs ne représentent pas respectivement les relations entre le E
(point du procès) et le S (point de l’énonciation) ou celles entre le E et le R (point de
32
référence). Plus précisément, dans l’exemple (5) : « Quand je suis entré, il travaillait dans
le jardin. Et l’exemple (6) : « On dira après sa mort qu’elle fut une héroïne », le procès
décrit peut inclure le S. Cependant, le locuteur a choisi l’imparfait et le passé simple qui
d’après les théories traditionnelles marquent respectivement l’antériorité et la postériorité
du procès par rapport au moment de l’énonciation. Alors, on se pose la question : quelle est
la nature du temps ? Pour y répondre, nous proposons de concevoir le temps comme l’ont
envisagé W. Klein (1994) et L. Gosselin(1996): Le temps représente les relations entre
l’intervalle d’assertion du procès (IA) et l’intervalle de référence (IR). L’IA est
l’intervalle choisi par le locuteur pour asserter le procès. L’intervalle de référence (IR)
peut être soit celui de l’énonciation (IE) soit un autre intervalle défini suivant le
contexte.
Cette nouvelle définition du temps sera justifiée dans les analyses des exemples En
fait, par l'énoncé (5): « Quand je suis sorti, Jean était dans le jardin», le locuteur n’a pas
l'intention d’indiquer que Jean n’est plus là. Il veut simplement dire qu’au moment
déterminé par sa sortie- intervalle d’assertion (IA), Jean est dans le jardin (IP). Et comme
ce dernier est antérieur à l’IE, le locuteur a choisi un temps du passé qui est l’imparfait
dans ce cas.
Pour l’exemple (33) : « Ils ont trouvé Jean dans sa chambre. Il était mort. », par
connaissances générales, sans conditions contextuelles particulières, la situation <IL ÊTRE
MORT> est interprétée comme éternelle. Le choix de l’imparfait au lieu du présent
indicatif est expliqué par le fait que le locuteur veut parler du procès <IL (JEAN) ÊTRE
MORT> à un moment particulier –intervalle d’assertion du procès (IA). Ce dernier est
déterminé par le fait de trouver Jean et il est antérieur à l’IE. (IA<IE)
Pour l’exemple (34), à la question : "Serez-vous ici à 8 h ?» le locuteur a répondu
« Oui, je serai ici ». Il choisit le futur simple au lieu du présent indicatif tout en sachant
que jusqu’à 8 h, il ne fait aucun déplacement. Ce choix est expliqué par le fait que le
locuteur voulait parler du procès au moment déterminé par le
circonstanciel temporel «à cette heure-là ». Ce moment est l’IA postérieur à l’IE.
Pour être plus convaincant, nous analyserons un autre exemple plus compliqué
impliquant la présence de plusieurs intervalles comme le cas de (36) ci-dessous,
(36) Paul disait que lundi, Pierre aurait terminé son travail depuis longtemps.
Nous distinguons les intervalles présents dans cet énoncé dont :
33
- IP1 – intervalle du procès de la principale .
- IA1 - l’intervalle choisi pour asserter le procès de la principale.
- IP2– intervalle du procès de la subordonnée <PIERRE TERMINER SON
TRAVAIL>.
- IA2– intervalle choisi pour asserter le procès de la subordonnée.
- IE- intervalle de l’énonciation de tout l’énoncé.
Le locuteur a l’intention d’asserter le procès à un
moment précis déterminé par l’adverbe temporel « lundi ». Autrement dit, l’IA2 est
identifié. Notre tâche est de déterminer son intervalle de référence (IR), à savoir que ce
dernier doit être antérieur par rapport à l’IA2 car le conditionnel marque le futur dans le
passé. Nous savons que la relation entre l’IA2 et l’IE n’est pas pertinente. Il peut s’agir du
lundi dernier ou lundi prochain. Autrement dit, cet IA2 peut être antérieur ou postérieur à
l’IE. La relation entre l’IA2 et l’IP1 est aussi non pertinente.
Pour l’exemple (37) ci-dessous, l’IP1 est antérieur à l’IA2. Mais cette interprétation
n’est pas valable si l’on remplace ce procès de la principale par un autre étant par nature
plus long.
(37) À ce temps (IA1) Paul croyait (IP1) que lundi (IA2), Pierre aurait terminé
son travail (IP2) depuis longtemps.
Rien n’impose l’interprétation que Paul a cessé de le croire après ce « lundi ».
Seule la relation entre l’IA1 et l’IA2 est pertinente. Comme l’IA1 est postérieur à l’IE et que
l’IA2 est postérieur à l’IA1, la forme verbale choisie doit être le conditionnel passé.
1.3 Nature de l’intervalle d’assertion
L’IA est l’intervalle choisi par le locuteur pour asserter le procès à décrire. Sa durée
peut varier en fonction de la volonté de celui-ci. En fait, cet intervalle peut être très court et
bien déterminé sur l’axe temporel comme dans le cas :
(38) Demain, lundi 20 mars 2008, à 8h30, Jean sera présent ici.
Mais elle peut occuper tout le passé avant le moment de l’énonciation, voire
l’inclure :
(39) Kant a été le plus grand philosophe.
Par le choix du passé composé, l’énoncé est interprété comme maintenant Kant
n’est plus le plus grand philosophe.
34
L’IA peut être un intervalle englobant le passé, le présent et le futur, ce qui
explique la caractéristique « atemporelle » du présent de l’indicatif comme :
(40) La Terre tourne autour du soleil.
Cependant, le choix de l’IA n’est pas totalement libre. On ne peut pas en effet dire :
(41) *La Terre a été ronde.
Ces contraintes sont dues aux caractéristiques temporelles du procès. Il sera sujet
de notre discussion ultérieure.
Dans la communication, le choix de l’IA est déterminé par deux facteurs. Le
premier est la volonté des participants à la communication. Dans l’énoncé (42)
(42) Qui est-ce que tu as vu dans la classe ce matin à 7 h. (une question du
professeur à l’élève)
le professeur a imposé l’intervalle défini par « ce matin à 7 heures ». L’élève est requis de
parler des événements ayant eu lieu dans ce cadre temporel ainsi que dans le cadre spatial
de la classe. La réponse de l’élève peut être : « Dans la classe, il n’y avait que Paul et
Pierre. Ils révisaient les leçons. Les autres n’étaient pas encore arrivés. » Tout autre fait
ayant lieu avant ou après « ce matin » comme « Demain, Paul sera malade. Pierre sera en
retard » est considérée comme superflu. L’élève serait surement rectifié par des rappels
tels que « Je te demande ce que tu as vu dans la classe ce matin et non pas demain ».
Le choix de l’IA doit satisfaire une autre condition : La situation à l’IA doit être en
contraste avec les autres moments susceptibles de jouer le même rôle. Soit l’énoncé suivant
:
(43) *Maintenant, le livre est en russe.
Cette phrase semble inacceptable dans la communication courante car normalement
un livre en russe l’est pour toujours. Par contre, au cas où l’on utiliserait un livre
électronique, on peut changer de langue utilisée suivant la volonté du lecteur, cette phrase
est tout à fait acceptable. L’IA indique qu’au moment de l’énonciation, le livre a la
caractéristique d’être en russe. Par contre, avant ou après, il peut être en différentes
langues.
35
1.4 Détermination de l’intervalle d’assertion
L’intervalle d’assertion (IA) est déterminé par sa relation de coïncidence avec un
autre intervalle défini dans la communication. Ce dernier peut être l’intervalle du procès
décrit (IP), l’intervalle de l’énonciation, l’intervalle défini par les circonstanciels de temps,
les adverbes ou subordonnées temporelles, l’intervalle de la situation décrite ou l’IA de la
phrase précédente.
1.4.1 Intervalle du procès décrit
Dans la communication, chaque procès est considéré comme unique et son
intervalle dans lequel il prend place (IP) l’est aussi. En cas de coïncidence totale avec l’IA,
ce dernier, peut prendre l’intervalle du procès (IP) comme son meilleur antécédent. Ce fait
explique pourquoi les temps marquant une telle coïncidence comme le passé simple, le
futur simple n’ont pas un besoin pressant des circonstanciels servant à préciser l’IA. En
effet, l’énoncé « Il fut malade » peut être utilisé sans contexte particulier alors que celui
de : « il était malade » doit en avoir besoin un, permettant de préciser de quel moment on
parle.
1.4.2 Intervalle de l’énonciation de l’énoncé (IE)
En cas des formes verbales du présent de l’indicatif, du passé composé, l’IA est
souvent identifié par l’IE de l’énoncé tel que :
(44) Il est malade.
1.4.3 Intervalle défini par les circonstanciels de temps
Les adverbes, les circonstanciels de temps établissent un intervalle défini servant de
l'antécédent pour l’intervalle d’assertion (IA). L’IA est déterminé par «Hier, à 7 heures » à
l'énoncé (45) et par la subordonnée temporelle « Quand je suis entré » pour le (46):
(45) Hier, à 7 h (IA), il faisait ses devoirs.
(46) Quand je suis entré (IA), il faisait ses devoirs.
Cependant, les circonstanciels temporels ne marquent pas toujours l’IA comme
l’exemple (47) :
(47) Paul est arrivé à deux heures du matin.
Le circonstanciel « à deux heures du matin» sert à localiser le procès lui-même. .
36
Concernant le rôle des circonstanciels temporels, Gosselin(1996, p. 30) remarque
que les circonstanciels de durée comme pendant+ durée.servent souvent à préciser l’IP.
Pour les circonstanciels localisateurs comme à 7 heures, hier.s’ils sont intégrés au
syntagme verbal et constitutif du prédicat, ils servent à préciser l’IP. S’ils sont détachés du
syntagme verbal (leur place est souvent au début de l’énoncé et ils sont séparés du reste de
l’énoncé par une virgule à l’écrit ou une pause à l’oral), ils servent à préciser l’IA. Le rôle
des circonstanciels localisateurs détachés serait établi par la division thème/rhème dans la
phrase française. En effet, analysons l’opposition suivante :
(48) À 7 heures, il était déjà rentré.
(49) Il était rentré à 7 heures.
En (48), en mettant le circonstanciel localisateur temporel au début de l’énoncé, le
locuteur veut annoncer que c’est de ce temps qu’il veut parler. Par contre, en le mettant à la
fin de l’énoncé comme en (49), il veut plutôt attirer l’attention de son interlocuteur sur
l’événement et non pas sur les informations temporelles qui y sont liées. De ces
constations, nous avons conclu que le circonstanciel temporel fait partie de la
représentation sémantique du procès.
1.4.4 Intervalle du procès se trouvant dans une autre proposition
Dans le cadre d’une phrase, l’antécédent de l’IA peut être celui d’un autre procès se
trouvant dans la proposition précédente ou suivante. Ce cas est souvent rencontré dans les
phrases complétives. Dans l'énoncé (50):
(50) À ce temps-là, Luc croyait que Marie était malade.
les deux procès et ont le même IA déterminé
par le circonstanciel de temps « à ce temps-là ».
1.4.5 Intervalle d’assertion (IA) de la proposition précédente ou suivante
Dans un paragraphe, plusieurs énoncés peuvent partager le même IA comme le cas
de l’exemple suivant :
(51) À 7 heures, il faisait noir. Luc n’était pas encore rentré. Marie était très
inquiète.
L’IA de ces trois procès est déterminé par le circonstanciel « à 7 heures» mis au début du
premier énoncé.
37
1.5 Bilan du chapitre
En résumé, après avoir fait une brève présentation des théories de Reichenbach, de
Co Vet, de Comrie, nous avons démontré qu’elles ne sont pas adéquates pour représenter
les systèmes temporels des langues. En effet, avec des exemples à l’appui, nous avons
montré que la conception traditionnelle d’après laquelle le temps représente la position du
procès par rapport à un point de référence n’était pas pertinente. Par conséquent, pour une
meilleure analyse, nous avons proposé la conception de W. Klein traitant les questions de
temps avec deux intervalles de temps. Ils comprennent l’intervalle d’assertion du procès et
l’intervalle de référence (IR). Ce dernier peut être celui de l’énonciation ou un autre
intervalle défini par le contexte.
En fait, l’intervalle du procès (IP) n’est pas toujours présent dans les relations
temporelles représentées par les formes verbales. À sa place, il s’agit en fait de l’IA, un
intervalle choisi par le locuteur pour asserter le procès. De ces observations, nous optons
pour notre recherche la définition suivante de W. Klein et de L. Gosselin : Le temps est la
représentation de la position de l’IA sur l’axe temporel en relation avec l’intervalle de
référence (IR) qui est soit l’IE (intervalle de l’énonciation) en cas des temps absolus, soit
l’IA d’un autre procès en cas des temps relatifs.
Les résultats obtenus nous permettent de distinguer par exemple le présent de
l’indicatif du passé simple. Cependant, plusieurs autres questions se posent telles que :
Quelle est la différence entre le passé simple et l’imparfait ? Pourquoi utilise-t-on de
préférence l’imparfait avec des procès qui durent ? Pourquoi accepte-t-on difficilement
les phrases telles que « il trouvait la clé» ? Pour y répondre, il est indispensable d’aborder
la question de l’aspect. Cette notion comprend l’aspect lexical et l’aspect grammatical.
L’aspect lexical concerne les caractéristiques temporelles incluses dans la représentation
sémantique de l’ensemble des éléments linguistiques servant à décrire le procès. Cet
ensemble correspond en général au prédicat. L’aspect grammatical désigne les
caractéristiques temporelles de l’occurrence du procès décrite à un moment donné. Suivant
les langues, ces caractéristiques peuvent être représentées par plusieurs moyens dont les
formes verbales, les suffixes verbaux ou par des mots, groupes de mots spécifiques comme
le cas de « đã », « sẽ » ou « đang » en vietnamien. Dans les chapitres qui suivent, nous
allons approfondir notre étude sur l’aspect. Nous traiterons en premier l’aspect lexical. La
suite sera réservée à l’aspect grammatical.
38
Chapitre 2
Aspect
Pour traiter la temporalité d’une langue, les linguistes doivent tenir compte non
seulement du temps mais aussi de l’aspect. Il s’agit des informations temporelles relatives
directement au procès. Pour cette question, les linguistes distinguent deux notions
importantes : l’aspect lexical et l’aspect grammatical. Le premier concerne les
caractéristiques temporelles intrinsèques des éléments lexicaux constituant le procès. Le
deuxième est relatif aux informations de la réalisation du procès décrit dans l’énoncé. Ces
informations sont souvent données par les moyens grammaticaux comme les formes
verbales ou par des mots particuliers comme les particules « le » en chinois ou « đã »,
« đang », « sẽ » en vietnamien. Dans le cadre de ce chapitre, nous commençons par
aborder la notion de l’aspect lexical. Puis nous traiterons l’aspect grammatical ainsi que
l’interaction entre ces deux aspects. Pour l’aspect lexical, après avoir fait la présentation
de la théorie de Vendler (1967 ), la plus suivie dans les analyses sur la temporalité des
langues ainsi que des remarques pour cette théorie. Nous introduirons le principe de
monotonicité de M. B Olsen (1997), celui qui nous semble meilleur pour traiter le rôle de
la pragmatique dans la représentation de la temporalité des langues. .
2.1 Aspect lexical
2.1.1 Méthode de Vendler(1967 )
Vendler (1967 )a catégorisé les procès sur la base de trois oppositions de
caractéristiques temporelles dont celles entre télique/non télique, dynamique/non
dynamique ; duratif/non duratif. Un procès télique a une fin inhérente. Autrement dit, sur
le plan linguistique, à un certain moment, ce procès doit finir. Par contre, un procès
atélique n’en a pas et en principe, il peut durer à l’éternité. Un procès qualifié de
dynamicité change, se transforme au fur et à mesure du temps. Un procès qualifié de
durativité est interprété comme prenant du temps.
Pour déterminer les caractéristiques temporelles d’un procès, on a recours à
l’intuition immédiate. Le procès devrait durer. Il est donc duratif.
Mais dans la plupart des cas, ces caractéristiques sont déterminées par des tests
linguistiques. La compatibilité entre et en deux heures (manger du riz en
39
deux heures) indique que le procès en question est duratif. Par contre, l’incompatibilité
entre + en deux heures (*trouver la réponse en deux heures) qualifie
ce procès de non duratif.
En partant du principe dit équipollent d’après lequel pour chaque opposition des
caractéristiques, un procès doit être marqué soit positivement soit négativement, Vendler a
divisé les procès en quatre catégories représentées dans le tableau suivant :
Tableau 2 : Catégorisation des procès d'après Vendler
Télique Dynamique Duratif Exemple
État - - + Être français
Activité - + + Courir
Achèvement + + - Mourir
Accomplissement + + + Courir 100 m
En effet, des trois oppositions de traits temporels internes, nous avons en principe huit
combinaisons. Outre les quatre cas déjà mentionnés dans le tableau ci-dessus, les quatre
restantes sont :
Tableau 3 : Autres possibilités
Télique Dynamique Duratif
A + - +
B + - -
C - - -
D - + -
Vikner (1985) argumente qu’un procès non dynamique ne peut pas avoir de fin
interne. Sans changement, l’événement reste tel quel, il ne peut pas être télique. Les cases
A et B sont donc exclues. De plus, un procès atélique n’ayant pas de fin inhérente doit
durer. Les cases C et D sont donc éliminées.
La catégorisation de Vendler permet de tenir compte des caractéristiques
temporelles principales du procès et d’expliquer pourquoi des énoncés comme « il trouvait
la réponse en deux minutes »est agrammatical. Il s’agit du conflit entre la caractéristique
non durative du procès et l’aspect grammatical de l’imperfectif représenté par l’imparfait8.
C’est en raison de cette particularité que la plupart des linguistes étudiant la temporalité
8
L’interaction entre l’aspect lexical et l’aspect grammatical sera étudiée ultérieurement
40
des langues doivent remettre en cause le travail de Vendler. En effet, la catégorisation des
procès de ce dernier a des limites.
Premièrement, certains procès d’état comme être maladesont téliques. À
l’imparfait, ils ont l’interprétation itérative comme dans : «À ce temps-là, il était malade
(plusieurs fois) »- (=Il tombait malade plusieurs fois). Par contre, d’autres comme : être
mort n’ont pas cette interprétation. Pour cette raison, nous proposons de diviser la
catégorie d’état en deux : état nécessaire comprenant des procès duratifs, atéliques et état
contingent comprenant des procès duratifs mais téliques.
De plus, plusieurs procès de la catégorie d’activité comme frapper, tousser.se
passent souvent en série. Pour cette particularité, les linguistes dont Olsen (op.cit.) ont
ajouté une autre catégorie appelée semelfactive.
La dernière remarque concernant la méthode de Vendler est qu’elle ne permet pas
de rendre compte du fait qu’un procès peut changer de caractéristiques et par ce fait, de
catégorie suivant certains changements contextuels ou lexicaux. En fait, le procès <IL
COURIR> dans l’énoncé « il court » est considéré comme dynamique, duratif et non
télique. Il est classé dans la catégorie d’activité. Par contre, si l’on ajoute une distance
limitée comme « il court à 100m », le même procès est considéré comme télique et classé
comme procès d’accomplissement. Le même changement de caractéristique est constaté si
l’énoncé « il court » est utilisé quand on parle d’un parcours habituel. Certains linguistes
tels que Gosselin (op.cit.) appellent ce phénomène le «glissement de sens». Dans la partie
qui suit, nous essayerons de l’expliquer en utilisant le principe de monotonicité.
2.1.2 Méthode de M.B. Olsen
c) Principe de monotonicité
Lors des études du phénomène de glissement de sens, M. Olsen (1997) a constaté
que dans toutes les circonstances, un procès gardait toujours les caractéristiques positives,
à savoir télique, dynamique, duratif. Autrement dit, ces caractéristiques sont sémantiques.
Elles font partie intégrante de la représentation sémantique du procès. Par contre, un procès
peut changer ses caractéristiques négatives : non dynamique, non durative, non télique
suivant des changements contextuels et lexicaux. Autrement dit, les caractéristiques
négatives sont pragmatiques. Plus concrètement, si l’on prend comme exemple la télicité,
un procès marqué de télicité est toujours télique. Par contre, un procès non télique peut
41
devenir télique dans certaines circonstances. Ce changement de caractéristique peut être
expliqué par le principe quantitatif et qualitatif de Grice (1975) . L'énoncé ci-dessous
(52) Napoléon a dormi sur le plancher.
ne décrit pas tous les détails du procès décrit <NAPOLEON DORMIR SUR LE
PLANCHER>. Les interlocuteurs ne savent qu'il y a quelqu’un du nom Napoléon dormant
sur le plancher. Mais on ne sait pas s’il s’agit de l’empereur de la France ou pas. Et s’il a
dormi dans une maison ou dans une cellule de prison, avec ou sans couverture. Ces
informations ne sont pas précisées et on doit les déduire soit d’autres passages dans le
texte soit du contexte communicatif.
Il en est de même pour l’aspect lexical. Le locuteur n’explicite que ce qu’il sait
et/ou qu’il veut faire savoir aux autres. D’autres informations sont laissées implicites ou
non identifiées. L’interlocuteur doit les déduire à partir du contexte ou d’autres éléments
disponibles. Reprenons l’exemple (8) : « elle court ». Le procès est
dynamique, duratif. Dans tout contexte, ce procès a les propriétés de durer et de changer au
fur et à mesure du temps. Par contre, le locuteur ne précise pas s’il est télique ou atélique.
C’est l’interlocuteur qui doit déduire la réponse en se basant sur le contexte. Et en général,
il en résulte que sans d’autres indications, ce procès est considéré comme atélique. Mais
dans des circonstances particulières, il sera télique. La même conclusion peut être faite
avec l’exemple (53) :
(53) Il boit.
Le procès est considéré comme dynamique, duratif et atélique. Dans
toute situation, ce procès reste toujours dynamique et duratif. Par contre, dans un contexte
approprié, ce procès peut être télique. Imaginons par exemple un contexte dans lequel on
parle d’un enfant qui doit boire sa portion de médicament sous forme de liquide. Dans ce
cas, il est clair que le procès est télique.
En fait, on peut s’opposer à cette constatation en argumentant que dans le contexte
où l’on parle d’une personne alcoolique (il boit= il est un buveur), le procès est qualifié de
non dynamique. Nous ne sommes pas de cet avis. Pour être buveur, la personne désignée
par le sujet "il" doit boire. Le procès reste dynamique. De ces constatations, nous pouvons
conclure que la catégorisation de Vendler n’est pas adéquate. Son principe qualifié
d’équipollent d’après lequel tout procès doit être marqué par un trait de trois oppositions
42
de caractéristiques temporelles, est incapable d’impliquer l’influence du contexte dans
l’interprétation du procès.
Pour remédier à cette limite, Olsen (op.cit.) a développé le principe de
monotonicité d’après lequel : Un procès ne peut être marqué que pour ses caractéristiques
positives, à savoir la télicité, la durativité et la dynamicité. Suivant ce principe, la
catégorisation des procès devrait être modifiée comme le présente le tableau ci-dessous :
Tableau 4 : Modification du système de Vendler
Télique Dynamique Duratif Exemple
État + Être français
Activité + + Courir
Achèvement + + Mourir
Accomplissent + + + Courir 100m
Il s’agit ici d’une grande modification. Seules les caractéristiques positives, à savoir
la télicité, la dynamicité, la durativité, sont marquées. Nous laissons blanches les cases des
caractéristiques négatives car celles-ci peuvent changer en positives dans un contexte
approprié.
d) Catégorisation des procès
Du fait de la division de la catégorie d’état en deux : état nécessaire et état
contingent et celle de la catégorie d’activité en activité et semelfactif, les procès en français
peuvent être classés dans six catégories résumés dans le tableau suivant.
Tableau 5 : Catégorisation des procès d'après M.B. Olsen
Télique Dynamique Duratif Exemple
État nécessaire + Être mort
État contingent + + Être français
Activité + + Courir
Achèvement + + Mourir
accomplissement + + + Courir 100 m
Semelfactif + + Tousser
Il est à rappeler qu’en raison du principe de la monotonicité, nous ne marquons que les
caractéristiques positives en laissant blanches les cases qui sont négatives. De ce fait, nous
avons des changements de catégories de procès. Considérons les exemples suivants :
(54) Ce manuscrit inclut les notes de Pierre (état contingent).
(55) J’ai inclus les notes de Pierre dans ce manuscrit (accomplissement).
43
(56) « il boit » (activité).
(57) « Il boit un verre de vin » (accomplissement)
Nous avons mentionné qu’un procès non marqué pour une caractéristique peut le
devenir dans certaines circonstances lexicales et circonstancielles. Ce changement de
caractéristique entraîne celui de catégorie ainsi que des interprétations tempo-aspectuelles
de l’énoncé.
2.2 Aspect grammatical
Nous commençons notre travail par la présentation des points de vue répandus de
cette catégorie grammaticale. Nous montrerons, par conséquent, que les définitions de cet
aspect ont toutes des insuffisances. Nous proposerons une fois de plus de suivre celles de
W. Klein (op.cit.) et de L. Gosselin (op.cit.) qui s’avèrent plus adéquates. Puis, nous
étudierons les relations interactionnelles entre l’aspect lexical et l’aspect grammatical. Le
premier constitue un « input ». Les moyens grammaticaux, les marqueurs ont la fonction
de le transformer. L’«output » sera un procès décrit à un certain moment précis comme soit
imminente, soit en cours, soit achevé, etc. De plus, nous mettrons l’accent sur le fait que
l’aspect lexical conditionne le choix de l’aspect grammatical et qu’il influe sur
l’interprétation de ce dernier.
2.2.1 Définitions de l’aspect grammatical
L’aspect grammatical est traditionnellement défini comme des façons de percevoir
et de présenter le procès à décrire. Cependant, l’interprétation du mot « façon » n’est pas la
même chez les linguistes. Cette différence est illustrée par l’opposition entre. «il ...gardait encore une certaine grâce et une
certaine noblesse dans son comportement. Ses proches étaient assis sur la rangée à gauche
de la barre : une mère au visage noyé de larmes, un père à la tête affaissée, aux traits figés
par la douleur, un mari au port élégant d'intellectuel, plongé dans l'amertume et la honte.
"C'est donc toi !" Les mots jaillirent, étouffés, de sa bouche. Comme il avait changé depuis
qu'elle l'avait quitté, ou plus exactement depuis qu'il l'avait abandonnée ! Et pourtant, mue
par quelque chose de très profond en elle, elle avait laissé là son usine de silicate et ses
commandes urgentes, ses innombrables rendez-vous d'affaires, pour venir à cette audience
du Tribunal. Par curiosité ? Nullement. Trop de tempêtes étaient passées dans sa vie pour
que quelque chose puisse encore la surprendre. Par ressentiment ? Non plus. Elle éprouvait
seulement de la pitié pour lui, pour cette femme à la barre, pour elle-même. Quelque chose
de secret s'était réveillée en elle, et elle ne pouvait se l'expliquer. Bien sûr, elle avait lait
des efforts surhumains pour dominer sa souffrance afin de continuer à vivre, à exister sans
lui, mais les souvenirs ne sont pas faciles à éteindre. Elle savait que les jours qu'elle était
en train de vivre étaient nés du passé.
Comment pouvait-elle oublier ces années d'intenses activités, ces années d'une pure
et merveilleuse beauté pendant lesquelles ils avaient tout partagé, joies et peines, affrontant
même la mort?...Et ces jours sans fin ou, plongée dans un abîme de souffrance, elle avait
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dû chercher la seule lumière qui pourrait éclairer sa vie?... Est-ce là la raison qui l'avait
poussée à venir silencieusement ici, à l'insu de tous ?
De la chaire du Président, les questions fusaient :
– Aviez-vous peur d'investir tous vos biens dans ce crédit ?
– Non.
– Pourquoi ?
– Parce qu'en ce temps-là, beaucoup de gens faisaient de même.
– Quand vous avez obtenu ces crédits, personne ne s'est méfié de vous ?
– Non. Parce qu'ils connaissent bien ma famille. Je jouissais de leur entière
confiance.
– L'idée ne vous est-elle jamais venue que vous avez abusé du prestige de votre
mari et de la confiance des gens ?
– Non. Parce que j'ai voulu aussi agir dans leur intérêt. Malheureusement, tout ne
s'est pas passé comme je le désirais, l'affaire a fait faillite et tout s'est effondré.
Les juges se tournaient maintenant vers les proches de l’accusée :
– Lorsque le niveau de vie de la famille a subitement augmenté, en avez-vous
cherché l’origine ?
– En ce moment, j'étais trop pris par mon travail, aussi n'ai-je pas pu consacrer du
temps à ma famille.
– Même pas pour savoir ce que votre femme faisait ?
– Je... n'étais pas au courant, je n'y ai pas pris part.
La foule se pressait, le verdict était prononcé, l'avocat s'évertuait...mais Khanh ne
voulait plus écouter. "Je n'étais pas au courant, je n'y ai pas pris part". Elle était
douloureusement surprise de la dénégation. Pour elle, c'en était assez. Elle éprouva une
soudaine compassion pour cette femme debout à la barre. Tout au long de ces dures
années, elle l'avait haie, méprisée, mais aujourd'hui que cette dernière était à la barre, elle
n'éprouvait pour elle que de la pitié. Le peu d'affection qui était encore resté en elle pour
celui qu'elle avait aimé se volatilisa. Trung, comment peut-il en être ainsi ? Prise de peur,
elle fixa le vide devant elle. Elle s'efforça de faire un retour en arrière dans son passé, de se
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cramponner de toutes ses forces à quelque chose, comme elle l'avait fait tant de fois
auparavant. Oh ! Qu'elle était belle, cette nuit de pleine lune où ils avaient échangé leurs
serments !
Au cours des dernières années soixante, Khanh et Trung avaient toujours été côte à
côte dans les mouvements écolier et étudiant. Khanh avait renoncé à une bourse au Japon,
en partie parce qu'elle voulait continuer à militer dans le mouvement, en partie aussi parce
qu'elle ne voulait pas quitter Trung. En ce temps-là, leurs jeunes cœurs étaient embrasés, le
soleil de la vérité brillait sur leurs têtes. Leurs poitrines résonnaient des chants appelant à la
lutte, ils avaient tout partagé, les grenades lacrymogènes, les jets d'eau, les fusées et
roquettes des pelotons de répression. Trung, avec son calme et son esprit d'initiative, et
Khanh, avec son ardeur et sa pureté, étaient devenus les figures de proue de l'Association
Générale des étudiants, entraînant derrière eux toute une jeunesse enthousiaste.
La nuit, la ville retentissait du grondement des canons, les massacres perpétrés
ébranlaient la conscience de l'humanité, les bombes labouraient la douce terre natale, et les
jeunes haïssaient la guerre et avaient soif de paix. Mais en ce temps-là quiconque osait
parler de paix était coupable. Et pourtant, Khanh parla de cette chose sacrée, une nuit de
feu de camp avec les étudiants. Devant la flamme crépitante, les yeux de Khanh
étincelaient, sa voix vibrait, chaude et ardente : "La paix n'est pas un fruit défendu, elle
n'appartient pas à l'étranger, ce n'est pas un bien privé. Tout Vietnamien aimant son pays a
le droit d'aimer la paix. Qui parmi nous n'a pas rêvé qu'un jour :
"Les prisons closes soient livrées à la mousse",
et que :
"Nous revenions sur le chemin couvert de feuilles mortes
Pour contempler les arbres et les statues de pierre qui renaissent à la vie". (Poème
de Ngo Kha.)
“Que la Paix revienne et nous aurons tout : jeunesse, bonheur, savoir, bien-être.
L'étranger doit se retirer du Vietnam pour que nous puissions parler de paix..."
Khanh n'avait pas fini de parler que la police fit irruption. Ce fut une mêlée
générale. Des bras entrelacés protégeaient Khanh, les pans de son ao dai étaient en pièces.
Tan, un étudiant en philo, garçon robuste qui jusque-là s'était tenu à l'écart de toute activité
de l'Association prit soudain une attitude d'une étonnante fermeté. Tirant Khanh par la
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main, il entraîna vers la sortie de l'Université, et la poussa dans le jardin d'une grande villa
appartenant à un haut fonctionnaire du régime, lui enjoignant d'un ton pressé : "Sauve-toi
par-là, une voiture viendra pour t'emmener". Dans la fumée des grenades lacrymogène,
Khanh sentit sa gorge se nouer d'émotion devant l'engagement de Tan.
... C'était une nuit de pleine lune. Khanh et Trung étaient assis l'un contre l'autre
sur la terrasse et se parlaient à voix basse. La lune resplendissait sur leurs jeunes visages.
Khanh regardait avec une tendre sollicitude le bras droit plâtré du jeune homme. Il lui
caressa les cheveux et dit doucement :
– Tu dois entrer dans la clandestinité, ma chérie. L'ennemi t'a repérée.
Khanh mordit légèrement sa lèvre inférieure et resta silencieuse. Trung continua :
– Tu dois t'en aller avant que quelque chose de fâcheux ne t'arrive.
La jeune fille se rebiffa :
– Je pense que plus que jamais je dois rester. Le mouvement est en plein
progression. Mon départ entraînerait de regrettables conséquences. Je suis sure que les
étudiants me soutiendront et me protégeront.
Trung durcit le ton :
– Je le sais bien. Mais le danger est aussi là, qui te guette !
Khanh enfouit sa tête dans la poitrine du jeune homme et éclata en sanglots :
– Mais comment puis-je t'abandonner en ce moment ? La police t'a cassé un bras, je
suis le bras qui te reste. Je ne peux pas imaginer comment tu vas pouvoir te débrouiller
sans moi..."
Trung se tut. Khanh avait dit vrai. Il était pourchassé par la police et devait vivre
dans la clandestinité. Le loyer de sa chambre, ses repas, tout lui était assuré par Khanh.
Elle avait dû donner des cours particuliers, broder, confectionner des vêtements pour
pourvoir aux besoins de Trung. Comme elle était belle, la jeune fille qu'il aimait ! Belle
non seulement du fait de sa chevelure longue et soyeuse, ses grands yeux limpides, son nez
bien droit, ses lèvres pleines, son front pur, mais surtout à cause de son cœur bon, généreux
et fidèle. Comme il avait besoin d’elle ! Si elle devait partir, sa vie en serait si
bouleversée ! Comme il l’aimait ! Il l'entoura soudain de son bras resté libre et baisa ses
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cheveux. Levant la tête il regarda la lune qui était dans toute sa splendeur... Khanh la
regarda aussi. Une exclamation jaillit de ses lèvres :
– Oh, quelle belle lune !
– C'est si rare d'avoir un si beau clair de lune à Saigon, pas vrai ?
Sa voix était étrangement douce. Il prit soudain la main de Khanh, la serra
fortement dans la sienne et la posa sur son cœur.
– Quoi qu'il arrive dans la vie, nous nous aimerons toujours, et ne nous trahirons
jamais, tu es d’accord ? Faisons-en le serment, sous cette lune !
Khanh le fixa d'un regard intense. Il répéta :
– En fais-tu le serment avec moi ?
Khanh ne dit toujours rien. Elle laissa tomber sa tête sur la poitrine du jeune
homme, des larmes de bonheur jaillirent de ses yeux. Pourquoi devait-elle jurer, bien
entendu que jamais elle ne le trahirait, ne serait-ce qu'en pensée...Jamais, car leur amour
était indissolublement lié à une cause sacrée, et trahir celui qu'elle aimait reviendrait à
trahir son pays. Son amour en lui avait plus de poids que n'importe quel serment. La lune
était si belle, cette nuit-là...
Mais Khanh et Trung furent arrêtés. Le hasard les jeta dans deux prisons
différentes, loin l'un de l'autre. Le serment toujours vivant dans leurs pensées et le cœur de
Khanh lui donna des forces surnaturelles pour endurer les tortures sans nom, les maigres
rations de riz moisi, de poissons secs pourris, l'obscurité des cellules, les horreurs des
"cages à tigres" au bagne de Con Dao* ou elle fut incarcérée pendant de longues et
terribles années. Et cependant, elle ne s'était jamais sentie seule. Soutenue par les ailes de
l'amour, elle avait surmonté l'effroyable réalité, faite de sang et de larmes, pour regarder
vers l'avenir. Privée d'eau, elle s'était baignée dans les regards débordants d'amour de
Trung, à chacune de leurs brèves rencontres. Les regards échangés furtivement rappelaient
leur serment : non jamais ils ne se trahiraient ! "Non, jamais, aie confiance en moi !", se
répétait-elle. Sa soif de le revoir, elle l'étanchait en brodant le mouchoir et la paire de taies
d'oreillers de leurs noces ce serment grâce auquel elle ne s'était jamais sentie seule ! Ils
étaient proches l'un de l'autre dans chacun de leurs pensées. Ils ne se voyaient pas mais se
rencontraient toujours. À ce serment qui lui a donné une force invincible pour survivre à
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l'enfer des prisons et des bagnes ! Son cœur vibrait encore des paroles dites un jour : "Il
nous faut avoir la Paix, avec elle, nous aurons tout !"
Et la Paix revint...
Lorsque le bateau ramenant les prisonniers rescapés de Con Dao accosta et qu'elle
mit pied sur la terre ferme du pays natal, Khanh sentit des larmes de bonheur jaillir de ses
yeux. Ils furent entourés, étreints dans des bras débordants de joie, d'amour, de
reconnaissance. Khanh tomba dans les bras de ses anciens camarades étudiants qui se la
disputaient, l'embrassant avec fougue au milieu de clameurs de joie et d'un tonnerre
d'applaudissements... Les larmes se mêlaient aux rires, à la joie des retrouvailles. La Paix,
la Paix est enfin revenue ? Elle n'en croyait pas ses yeux. Se frottant les yeux, elle regarda.
Une nuée de jeunes écolières, toutes en ao dai blanc, des bouquets à la main, accourut à
leur rencontre. Khanh se frotta encore les yeux. Oh, comme ces jeunes filles étaient
fraîches et jolies dans leurs tuniques dont les pans flottaient si gracieusement au vent !
Comme les fleurs étaient belles ! Soudain la scène révéla un poignant contraste entre d'un
côté, le cortège de prisonnières aux corps décharnés, à la peau desséchée et jaunie, aux
yeux enfoncés dans leurs orbites, dans leurs hardes d'un gris terne, et de l'autre, ces jeunes
écolières, telles des nymphettes, fraîchement écloses à la vie. Dans le groupe se distinguait
une jeune fille, svelte, aux joues roses creusées de jolies fossettes, aux cheveux longs
tombant au ras des épaules. "Loan!" Khanh s'exclama à voix basse, mais l'appel s'étouffa
dans sa gorge.
Loan était la fille unique d'un cadre dirigeant du mouvement étudiant. Quand ils
militaient dans la ville, Khanh et Trung étaient venus chez eux. À cette époque, Loan était
une petite fille, innocente et câline, qui adorait les bonbons. Il y avait seulement quelques
années de cela et Dieu qu'elle avait grandi !
Loan remit son bouquet de fleurs rouge vif entre les mains de Trung, un sourire
timide aux lèvres, ses yeux rayonnant de joie de le revoir. Khanh surprit l'éclair de joie qui
illumina une seconde les yeux du jeune homme ; mais ceux-ci reprirent tout de suite leur
expression sérieuse et indifférente habituelle. Khanh sentit soudain son cœur se serrer
douloureusement. Elle eut l'impression de recevoir une gifle d'une main invisible et
chancela. Une compagne de prison la serra dans ses bras décharnés. Khanh cacha son
visage sur la poitrine plate de son amie. "Qu'y a-t-il, Khanh - s'écria celle-ci - pourquoi
pleures-tu, n'es-tu pas heureuse que nous soyons libérées? La paix est revenue, Khanh !"
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Les consolations de son amie ne firent que redoubler ses larmes. "Tant pis, laisse-moi
pleurer ! Quel bonheur de pouvoir pleurer tout son soul ! Quand on était en prison, nous
devions être dur et froid comme l'acier, pour faire face à l'ennemi, mais maintenant
laissons-nous redevenir nous-mêmes, de simples femmes faibles et sensibles. Nos larmes
de bonheur sont mêlées d'un goût amer que seules les femmes qui ont passé par tout ce que
nous avons connu peuvent comprendre. Tu me fais des reproches mais il y a aussi de la
tristesse dans tes yeux, seulement tu ne le dis pas !".
Les compagnes des années de misère échangeaient des yeux ces pensées secrètes...
Autour de Khanh, il n'y avait que des visages émaciés, livides, des têtes aux cheveux
clairsemés qui étaient tombés au fil des années vécues dans l'enfer des geôles. Ces femmes
défigurées avaient jadis été des jeunes filles fraîches et jolies. À l'appel du pays, elles
s'étaient engagées dans la lutte, prêtes à donner leur vie, que dire leur jeunesse. La paix est
revenue, la paix là ! Les clameurs de joie leur firent prendre conscience qu’elles étaient en
train de revenir à la vie normale avec ses joies et ses peines et, cela éveilla au tréfonds de
leur âme une immense tristesse. Tout d'un coup, elles réalisèrent avec un tressaillement
leur déchéance physique. La beauté, quelle femme n'éprouverait pas de regrets à voir la
sienne perdue à jamais ? Lui était tout à l'ivresse de la victoire. A-t-il de ces "pensées de
femme" comme moi ? se demandait-elle, le visage inondé de larmes incontrôlables.
La paix...Un tournant dans la vie de Trung, qui se lança dans des activités tout à fait
nouvelles. Il assista à des conférences, vit beaucoup de gens, fit des voyages d'études en
Union soviétique, RDA, Tchécoslovaquie, Pologne...Il reprit très vite des forces. Avec sa
beauté virile, un don inné de la parole, il exerçait un magnétisme puissant auprès des
jeunes - tant garçons que filles - qui l'écoutaient avec exaltation et devint leur idole. Elle
réalisa avec douleur qu'il était devenu un acteur inconnu d'elle. Ce n'était plus "son" Trung,
qu'elle avait connu et aimé dans les jours de lutte et de répression. On allumait aussi des
feux de camps où plus d'une fois ils étaient tous deux invités, mais il lui semblait toujours
qu'un mur invisible les séparait. Il redoutait son regard trop incisif, un brin ironique.
Khanh, elle, se sentait mal à l'aise devant l'éloquence un peu théâtrale de Trung. Les feux
de camp rougeoyaient dans la nuit mais dans les yeux de Khanh ils ne brillaient que d'une
lueur froide et terne. Ne pouvant supporter cette sensation elle ne vint plus à ces réunions
de jeunes. Elle pensait qu'elle avait dépassé l'âge de la jeunesse et de ses ardeurs, que
c'était maintenant à la jeunesse d'allumer ces feux, qu'il appartenait à cette jeune génération
de continuer cette marche vers le but dont elle avait rêvé. Elle se sentit triste et
xix
désemparée. Après la guerre, elle devint une toute autre personne, au comportement
bizarre. Elle reprit ses études de chimie. La deuxième année de l'Université Polytechnique
accueillit avec quelque étonnement une étudiante grande, efflanquée, au teint pâle, aux
cheveux clairsemés, coupés courts, qui avait toujours une cigarette aux lèvres. Personne ne
savait qu'une tempête grondait dans le cœur de cette femme.
Lorsque malgré tous ses efforts, Trung ne pouvait échapper à une rencontre, il
éludait délibérément la question de la date de leur mariage. Puisqu'il en était ainsi, elle ne
voulut pas de lui rappeler. L'amour est une chose sacrée qu'on donne et reçoit et non une
dette qu'on doit payer. Dans la prison, ce dont elle avait eu le plus peur, ce n'était pas d'être
torturée, mais c'était qu'il ne soit plus à elle. Comme sa vie serait vide sans lui !
Maintenant, cette chose qu'elle craignait le plus grandissait en elle.
Sa mère, épuisée par les longues années d'attente, s'était éteinte avant le jour de la
victoire. La paix revenue, Khanh était complètement orpheline. Souvent la nuit, dans sa
chambre de célibataire, à l'usine où elle travaillait, elle se levait d'un sursaut, branchait la
lumière et se mettait à contempler la paire de taies d'oreillers brodées à Con Dao. Les
larmes coulaient sur son visage... Les fleurs et colombes, symboles de paix et de bonheur
qu'elle avait brodées avec amour se noyaient dans ses yeux. Elle essuyait ses larmes sur ces
taies nuptiales et se regardait dans le miroir. La vue de cette femme aux traits ravagés,
méconnaissables, la pétrifia. Ce n'était plus elle, Khanh, mais un squelette dans une peau
grisâtre ; les longs cheveux qui lui couvraient tout le dos étaient maintenant clairsemés et
coupés courts.
Le stress, l'alcool, les cigarettes la détruisirent. Elle ne savait depuis quand, l'alcool
l'avait aidé à oublier le passé. Mais c'était un beau passé, pourquoi fallait-il qu'elle l'oublie?
Déchirée par ce dilemme, elle se versait un nouveau verre. Dans son ivresse, les articles,
les photos de Trung parus dans la presse, ses paroles citées à la une sur les journaux lui
revenaient en mémoire. Sa renommée montait en flèche, Estimé, adulé, il était devenu le
héros du mouvement estudiantin. Quant à elle, elle était devenue silencieuse comme une
ombre. Elle redoutait les rencontres qui les mettaient tous deux mal à l’aise ; voulant le
délivrer de toute obligation envers elle, elle se réfugiait dans un coin, où elle serait
oubliée... Dans son subconscient, elle souhaitait pouvoir revenir aux vieux jours sombres
de prison où, bien qu'éloignés l'un de l'autre, ils se sentaient toujours si proches, si
étroitement scellés l'un à l'autre, où il leur suffisait de penser l'un à l'autre pour avoir des
forces et la foi.
xx
Un soir, comme elle rentrait très tard, elle reçut avec stupeur un faire-part, lui
annonçant la nouvelle du mariage de Trung avec Loan. C'était pourtant tout naturel, ils
faisaient un si beau couple ! La famille de Loan était riche et avait de l'influence, quel bon
tremplin c'était pour lui pour monter en grades et en honneurs ! C'est tout naturel ! C'est
tout naturel ! Khanh éclata de rire.
C'était une nuit de pleine lune. Comme une femme saoule Khanh sortit au balcon.
Le clair de lune était éthéré, sublime. Elle souvint du clair de lune sur une terrasse, au
temps où Trung devait se cacher de la police, avec un bras plâtré et où elle n'osait pas le
quitter d'une semelle. Parce qu'elle l'aimait, elle oubliait la mort qui la guettait. Elle l'aimait
plus qu'elle-même. Il l'avait embrassée passionnément. Il avait fait un serment et l'avait
pressée à le faire elle aussi. La lune était dans toute sa splendeur. Khanh était alors trop
jeune pour comprendre tout ce que ce clair de lune pouvait augurer de rupture et de
séparation. La lune perdra sa rondeur, tout serment ne sera plus que mensonge. Khanh
rentra dans sa chambre et chercha les taies d'oreiller nuptiales. Elle sortit et tendit à bout de
bras les carrés d'étoffe blanche sous la lune... Sur le fond blanc immaculé de l'étoffe,
apparurent les colombes, le soleil, les fleurs, les vers qui parlaient de serments, de certitude
en des retrouvailles...Qu'elle avait été stupide de croire à tous ces mensonges ! Elle déchira
la taie en pièces, jeta à la face de la lune, fleurs, colombes et serments. Ses mains étaient en
sang, elle les essuya le visage. Ses larmes mêlées de sang maculaient les taies blanches du
souvenir. Cette nuit d'antan, la lune avait été pleine aussi ; la différence, c'est qu'ils étaient
à l'époque ensemble sur la terrasse.
Sur le toit du building où elle habitait à présent, il y avait aussi une immense
terrasse. Ah oui, je dois monter là-haut, pour voir la lune de plus près, je veux revoir mon
Trung des jours passés, si calme et romantique, Trung qui m'a pressée à prêter serment !
Elle gravit les marches en chancelant, arrivée à la dernière marche, elle s'empêtra dans sa
longue chemise de nuit, perdit l'équilibre et dégringola.
Elle reprit connaissance dans une chambre d'hôpital et reconnut les visages amis
qui se penchaient sur elle. Ils la regardaient d'un air stupéfait, comme si elle venait d'une
autre planète. Soudain elle éclata en sanglots. Dieu ! Dire qu'en ces temps-là, elle était la
flamme du mouvement, qu'elle avait harangué la foule dans le champ des grenades
lacrymogènes, l'appelant à la lutte pour le droit à la vie. Les étudiant avaient placé toute
leur confiance en elle et répondu avec enthousiasme à son appel. Comment pouvait-elle
maintenant être réduite à cet état ? Jadis, à la nouvelle de son arrestation, Lien, une de ses
xxi
camarades de la Faculté de Math avait persuadé un correspondant étranger nommé Carrot
et un avocat sympathisant à prendre sa défense. Lien avait même organisé une
manifestation d'étudiants pour exiger la libération de Khanh. Par leurs actions énergiques,
Carrot et l'avocat avaient pu arracher Khanh à temps des mains d'un bourreau prêt à lui
infliger une torture fatale. Pendant les premières années difficiles d'après-guerre, Lien était
restée dans l'éducation. Elle avait enseigné et partagé avec Khanh toutes les difficultés et
privations.
Lien s'approchait d'elle maintenant et lui tendit la main.
– Tu vas mieux ? demanda-t-elle, les yeux embués de larmes.
Khanh ne répondit pas, mais dit seulement :
– Je suis horrible à voir, hein ?
– Mais non, tu es toujours belle, et tu deviendras toujours plus belle, j'en suis sure.
– Ne me console pas ! Elle saisit son miroir, s'y regarda et jeta le miroir sur le
carrelage.
– Khanh! Lien, affolée, fixa de ses yeux écarquillés les débris de verre tranchants.
Khanh rit aux éclats, tout son soul, comme elle n'avait jamais ri de sa vie...Dans la crise fut
passée, elle dit d'une voix étrangement calme :
– Je ne mourrais donc pas. Il me reste mes amis. Pardonnez-moi. Ce miroir est une
partie de mon passé, qui doit être oubliée. Je referai ma vie.
À partir de ce jour, elle décida de se soustraire à la tentation de l'alcool et des
cigarettes et se lança dans les études. Autrefois, occupée par ses devoirs de militante, elle
n'avait pas pu les mener à terme. Elle avait maintenant compris que seul le savoir et les
connaissances pouvaient être un atout solide dans la vie. Désormais, elle devrait surmonter
toutes les privations, tous les déchirements de son âme pour se consacrer aux études...
À l'Université, la surprise et la joie furent générales devant les changements qui
s'étaient produits en elle. Celle qui se foutait de la vie, avait des manières de sauvageonne,
s'était métamorphosée...Elle devint plus ouverte, communicative, alerte et gaie. Elle se
mêlait facilement aux jeunes, avec naturel et sincérité. Ses joues se ravivaient ; ses lèvres
reprenaient leur éclat. Une nouvelle page de sa vie était tournée. À la fin de son année de
Chimie, elle sortit lauréate et fit une thèse de doctorat durant les cinq années qui suivirent,
xxii
avec pour simple thème le silicate. Pour quiconque en connaît la valeur, le simple sable
blanc qui tombe silencieusement de la main devient une matière extrêmement précieuse.
Elle fonda un Centre de Silicate. Les contrats de production et de transfert de
technologie lui rapportèrent de fortes sommes. On parla d'elle avec admiration et amour.
Elle devint riche, mais vivait toujours dans la solitude. Les gens disaient que son cœur était
devenu de pierre, qu'après le choc sentimental qui l'avait terrassée, elle était devenue
frigide. Elle se contentait de sourire. Personne ne la comprenait.
Au cours d'un de ses voyages à l'étranger, dans le cadre de ses études sur le silicate,
par un hasard fortuit, elle revit à Paris, Carrot, le correspondant étranger qui avait pris sa
défense...La joie de Carrot fut immense de la revoir toujours aussi belle et pleine de santé.
Il exprima une sincère tristesse en apprenant qu'elle vivait toujours seule. Khanh sourit :
– Qu'y pouvons-nous ? dit-elle. La vie est ainsi faite. Je vous suis mille fois
reconnaissante pour votre noble geste d'autrefois, quand vous avez osé vous mettre à nos
côtés. Votre article a eu un très vaste écho.
Carrot lui sera chaleureusement la main :
– En vous retrouvant, dit-il, j'ai pu vérifier la justesse de ce qui n'était encore pour
moi qu'une impulsion. Je reviendrai voir votre pays très prochainement.
Khanh se disait : Quel heureux hasard que ces retrouvailles ! Le monde est bien
petit !
Le monde est petit certes, d'autant plus que Khanh et Trung vivaient toujours dans
la même ville. Les soirs où Khanh rentrait tard, il lui arrivait de passer devant chez lui. Le
portail était toujours hermétiquement fermé, immobile et silencieux, il y avait encore de la
lumière dans sa chambre. "Pourquoi est-il encore éveillé à cette heure? Est-ce que quelque
chose le tourmente ?" Mais elle eut un sourire railleur envers elle-même. "Trêve de
sensibleries !". Plusieurs fois elle l'aperçut au volant de sa voiture, promenant sa femme et
ses enfants. Riche, possédant tout ce qu'un homme pouvait souhaiter, situation, famille,
femme, enfants. De quoi pouvait-il encore se tourmenter ? C'est peut-être maintenant
l'homme le plus heureux de la terre. Eh bien, félicitations, Trung, chacun sa vie, chacun
son sort.
Vint un jour où, lisant le journal, elle tressaillit devant un titre à la une, en gros
caractères : "ESCROQUERIE"...L’inculpée était la femme de Trung. Son cœur se serra ;
xxiii
laissant tomber le journal de ses mains, elle resta pétrifiée pendant un long moment. Elle
n’éprouvait aucun sentiment de satisfaction, ou de vengeance assouvie, mais seulement
une peine immense. À ce moment-là seulement, elle comprit qu'elle l'aimait encore.
Comment pouvait-elle effacer en elle le souvenir des beaux jours passés, bien que le
serment ait été renvoyé à la lune, qu'une page de sa vie ait été tournée. Son cœur souffrait
toujours en silence, elle n'avait pu se débarrasser ni de son passé, ni de ses souvenirs...
...Quelle est la raison qui l'avait poussée à venir à cette audience du Tribunal ? Elle
ne le comprenait pas, n'osait pas se l'expliquer. Lui, tête baissée, ne pouvait la reconnaître.
L'accusée, elle, pleurait. Ses larmes coulaient de ses joues éclatantes de santé. Lorsque
cette femme n'était encore qu'une jeune fille, c'est ces même joues, telles de jeunes pêches
toutes rondes et toutes fraîches que ce matin où Khanh avait rejoint la terre ferme, lui
avaient causé un tel serrement de cœur. La vie est si douce, mais si sévère en même
temps ! Cette femme n'avait peut-être jamais pensé qu'elle pouvait devenir un jour une
délinquante, elle s'était laissée entraîner par l'appât de l'argent, vers le gouffre du vice et
elle ne savait depuis quand, ni lui non plus.
L'audience prit fin. L'accusée avait été condamnée à huit ans de prison. Elle éclata
en sanglots. Khanh sentit un étau lui serrer la poitrine. Comment allait-il vivre, seul avec
ses deux enfants en bas âge, avec le poids du passé sur son dos ? Un passé glorieux qu'il
avait trahi, auquel venait s'ajouter un passé plus récent, de honte et de déshonneur. Des
larmes jaillirent de ses yeux, mouillant les verres de ses lunettes, larmes silencieuses que
jamais il ne saura.
La foule se déversait hors de la salle d'audience, avec de forts commentaires,
d'indignation, de compassion... Khanh fut la dernière à quitter le Tribunal. La pluie venait
de s'arrêter. Le vent secouait les branches de tamariniers et le léger clapotis des gouttes
d'eau qui tombaient réveillait en elle des souvenirs d'une indicible tristesse. Sous ces
feuillages, ils avaient marché côte à côte, par ces rues où avaient résonné les chants
appelant à la lutte des vieux jours.
Trung ne l'avait pas reconnue au milieu du courant de la vie. Les gens se pressaient
marchant l'un derrière l'autre d'un pas affairé. Le serment n'est plus. L'heure de la
délivrance était-elle venue pour elle ? Non, prisonnier du passé, son cœur restait lourd.
Mais que faire, puisque telle est la vie ? La pluie lavera les poussières, le temps pansera les
blessures. Il portera sa croix comme elle avait dû porter la sienne, mais son cœur de
xxiv
femme, généreux et fier lui confiait tout bas qu'elle ne pouvait pas le laisser à son sort...
Elle mit les gaz de son vélomoteur, la machine rugit et fonça comme une flèche.